1964 – 2014 : les cinquante ans de la première victoire d’Éric Tabarly

Il y a 50 ans, Éric Tabarly remportait sa première victoire dans la transatlantique anglaise. Seul aux commandes d’un bateau innovant, il marqua l’histoire de la course au large et ouvrit la porte à plusieurs générations de marins français. Sa victoire déclencha aussi l’engouement de la France pour la voile et particulièrement la course en solitaire, et influença même le développement de la plaisance.

 

La naissance d’une légende

 

Eric Tabarly

Le 18 juin 1964, c’est un jeune officier de marine français inconnu qui surprend l’assistance réunie à Newport, Rhode Island, aux Etats-Unis. Éric Tabarly vient de remporter la deuxième édition de la transat anglaise en 27 jours, 3 heures et 56 minutes. Seul français engagé, il imprime son visage et son style dans le monde de la course à la voile. Une victoire fracassante qui lancera la légende Éric Tabarly et donnera le goût de la course au large aux français.

L’Ostar, pour Observer Singlehanded Tansatlantic Race. Une course naissante, une transatlantique en solitaire, organisée par et pour les anglais, seigneurs de la mer, et peu suivie en France. Pourtant, quand Éric Tabarly, navigateur breton brillant et jeune officier de Marine, voit passer l’avis de course, la décision est prise rapidement : il faut participer et gagner. Éric veut inventer le bateau qui lui donnera la victoire. Le chantier débute en janvier 1964 à la Trinité sur Mer pour une course programmée en mai au départ de Plymouth, en Angleterre. Malgré la précipitation, Éric Tabarly sait ce qu’il veut : avec l’architecte Gilles Costantini, il dessine et conçoit un bateau spécifiquement adapté à une transatlantique en solitaire. « On ne se connaissait pas, mais il est venu me demander de construire son gréement et ses voiles pour préparer la transat » se souvient Victor Tonnerre, alors jeune maitre voilier de 25 ans employé à la voilerie lorientaise familiale. « Il voulait un grand bateau de 43 pieds, entièrement en contreplaqué et à déplacement léger, ce qui était une révolution. Car à cette époque, les bateaux étaient en bois ou en métal et très lourds.» C’est en étudiant le parcours et les concurrents de la précédente édition (1960) qu’Éric Tabarly comprend comment construire un bateau plus rapide et adapté à la course. Il bouleverse l’architecture navale de l’époque avec un ketch à la coque longue et légère de 13,60 mètres et 6,5 tonnes. Avec Victor Tonnerre, il imagine une voilure réduite, maniable et étalée sur la longueur pour être manœuvrée en solitaire et assurer la stabilité. Pen Duick II, reconnaissable à sa grande coque noire, naît sur le chantier de la Trinité. Mais c’est à Lorient qu’il reçoit sa quille et qu’il sera mis à l’eau. Entre autres innovations, Éric fait installer dans la cabine une selle de Harley-Davidson devant la table à cartes, et une bulle de verre sur le roof pour barrer par tous les temps : un astrodôme de bombardier hérité de ses années d’aéronavale. C’est aussi le premier à s’équiper d’un pilote automatique, il emporte également son réveille-matin, mais tous deux le lâcheront au bout de huit jours de course… « Plymouth, 23 mai, 9 heures, l’Ostar est au rendez-vous.(…) Éric est paré pour un aller simple. Le retour, on n’y est pas. Il n’a pas un sou en poche, aucun billet de retour, et si peu d’habits civils ! » écrit l’ami et admirateur Yann Quéffelec dans son livre Tabarly. Frappé du n°14, Pen Duick II se démarque dès le départ quand Éric lance son spi rouge, remontant d’une accélération surprenante tous ses concurrents. « C’est le premier à oser envoyer un spi tout seul… reprend Victor Tonnerre. On lui en avait fabriqué trois : léger, moyen et lourd. Et il n’avait pas peur ! ». De fait, moins de vingt-huit jours plus tard, le n°14, chiffres blanc sur fond noir, est le premier à émerger du brouillard – et du silence radio que s’imposait son capitaine- à Newport, USA. Il a trois jours d’avance sur Chichester, lui-même vainqueur de la précédente édition en quarante jours. Ce 18 juin 1964, la France et les anglais découvrent Pen Duick II et Éric Tabarly. Jamais un bateau aussi grand n’avait été mené en course par un seul homme. Jamais un français n’avait ainsi battu les britanniques sur leur terrain. « Tabarly fait découvrir à la France qu’on est bon en mer et que les marins français peuvent tenir la dragée haute aux anglais » se souvient Patrick Chapuis alors jeune journaliste à l’Equipe. « Et il a le physique de l’emploi : celui d’un granit breton, un bout de barbe émergeant d’un vieux ciré… toutes les photos de lui sont géniales, il incarne la figure idéale du marin ». François Ponchelet, journaliste d’Europe n°1, confirme : « c’est Éric qui a lancé l’engouement médiatique pour la voile, il n’y avait pas de précédent avant 1964. En battant les anglais, il devient une légende et le retentissement dans la presse française et anglaise est énorme ». Un officier de la Marine, un marin breton atypique, avec le goût de l’aventure et de l’audace : le visage du nouveau héros fait la une de France Soir dès le lendemain de sa victoire. Il part dans la foulée à Washington recevoir la croix de Chevalier de la légion d’honneur des mains de l’ambassadeur. « Tabarly gagne la transat et tous les petits français deviennent des Tabarly » s’amuse Gérard Petipas, coéquipier et ami de toujours, « il se projette sur la scène nationale et internationale et rend accessible la voile ». « Cette victoire ouvre les esprits, et le contreplaqué séduira les classes moyennes qui pourront s’offrir des bateaux moins chers » reconnait Victor Tonnerre. Ainsi, par ses innovations, le navigateur aidera même au développement de la plaisance. Et cinquante ans après sa victoire historique, Éric Tabarly reste une référence pour tous les marins français : dans sa façon de naviguer- il formera les plus grands noms de la voile – et dans ses nombreuses innovations qui marqueront l’évolution des bateaux et même des courses.

 

 

L’association Éric Tabarly

13 juin 1998, Éric Tabarly disparaît en mer d’Irlande. De cette perte tragique nait l’association Éric Tabarly, par la volonté de son épouse Jacqueline, de ses nombreux amis et de tous les témoignages de sympathie venus de France et d’étranger. « On voulait faire vivre ses idées et permettre aux Pen Duick de naviguer » explique Gérard Petipas, navigateur, ami fidèle et vice-président de l’association qui rassemble aujourd’hui 800 adhérents. L’association est installée à Lorient, dans les locaux de la Cité de la Voile Éric Tabarly : « un choix légitime, puisque trois Pen Duick ont été construits aux chantiers de la Perrière, Éric était aussi officier de Marine à Lorient et c’est la ville qui a lancé la première transat française, la transat en double Lorient – Les Bermudes – Lorient en 1979 avec Éric Tabarly ». Elle assure donc l’entretien des cinq Pen Duick d’Éric Tabarly et les fait naviguer. Et si Lorient est le port d’attache des Pen Duick, ils prennent le large chaque été pour aller à la rencontre d’un public toujours fasciné. « Plus de 15 ans après sa disparition, Éric Tabarly est toujours considéré comme le plus grand marin. Plus qu’un coureur, il était architecte naval, inventeur, et le formateur des 250 meilleurs marins français. Il reste une référence incontournable. Son héritage doit être préservé. »

www.asso-eric-tabarly.org

 

 

Une victoire qui change l’histoire

B. HeimermannBenoît Heimermann est journaliste à l’équipe. Il est aussi l’auteur d’une biographie d’Eric Tabarly, Tabarly, l’homme de granit.

Pourquoi la victoire d’Eric Tabalry a un tel retentissement en 1964 ?

Cette victoire du français qu’on n’attend pas, c’est celle du pionnier. France Soir s’empare de l’histoire. C’est le seul média français à couvrir l’arrivée de la course, et il s’agissait du plus grand quotidien français qui tirait à plus d’un million d’exemplaires. Et puis à cette époque, la France ne brillait pas dans les grands sports, elle n’avait pas de résultats. Alors, quand un héros national adoubé par la Marine bat les anglais qui dominaient la mer jusque-là, c’est un événement !

Il révolutionne beaucoup de choses dans la course à la voile ?

Pour commencer, l’engouement pour sa victoire et sa personne crée une émulation : on se passionne, on veut tenter la voile et les courses côtières démarrent dans la foulée.  Ensuite, techniquement, Eric propose beaucoup de nouveautés. Il essaie tout le temps d’améliorer son bateau et ses voiles, de gagner en vitesse tout en simplifiant la navigation. On lui doit par la suite les voiles lattées, les grands multicoques, l’hydroptère…

Quelles répercussions sur la plaisance ?

Deux ou trois ans après 1964, on va comprendre que le déplacement léger, c’est l’avenir : il est peu coûteux et peut se fabriquer en série. On comprend aussi qu’on peut naviguer seul : avec Tabarly, tout parait plus simple. Pourtant, naviguer en compétition à l’époque, c’était vraiment une épreuve physique. Il fallait essuyer les dépressions, Éric s’était d’ailleurs attaché à son mât pour ne pas passer par-dessus bord dans la transat de 1976…

 

 

Éric Tabarly en quelques dates

Naissance le 24 juillet 1931 à Nantes

1952 : entre dans la Marine Nationale

1964: vainqueur de l’Ostar, la transat anglaise sur Pend Duick II

1966 : construction de Pen Duick III, coque en aluminium

1968 : construction de Pen Duick IV, trimaran en aluminium

1969 : construction de Pen Duick V et victoire lors de la Transpacifique San Francisco-Tokyo, avec 11 jours d’avance sur le deuxième

1973 : construction de Pen Duick VI

1976 : deuxième victoire dans l’Ostar, sur Pen Duick VI

1979 : construction du trimaran Paul Ricard et deuxième de la Transat en double Lorient-les Bermudes-Lorient (avec Marc Pajot)

1980 : Record de la traversée de l’Atlantique Nord à la voile d’Ouest en Est (New York-Cap Lizard), en multicoque : 10 j. 5 h 14 min.

1987 : deuxième de la Transat en équipage Lorient-Saint-Pierre-et-Miquelon-Lorient

1997 : vainqueur de la Transat Jacques-Vabre  (avec Yves Parlier)

13 juin 1998 : disparition en mer

 

Bibliographie :

Tabarly, Yann Quéffelec, ed.Plon

Tabarly, l’homme de granit, Benoît Heimermann, ed. Grasset

à Eric, Jacqueline Tabarly et Daniel Gilles, ed. du Chêne